mardi 22 novembre 2011

Le meurtre d'Agnès et le fantasme Minority Report

Bien sûr que le meurtre d’Agnès au Chambon-sur-Lignon est horrible : violée, tuée et brûlée par un adolescent déjà incarcéré pour viol pendant quatre mois. Pourquoi ne pas l’avoir gardé en détention préventive en attendant le procès de son crime précédent ? Et qu’est-ce qu’il faisait dans un internat de jeunes filles ? Pourquoi, au moins, ne pas avoir prévenu le lycée-collège du passé judiciaire du garçon ? Bref, on aurait sans doute pu prendre quelques mesures de prudence.

En même temps, Mais les plaintes deviennent très étranges quand on dit que les experts psychiatres se sont trompés, ou qu’ils n’ont pas bien évalué la « dangerosité » de l’adolescent, puisqu’ils l’ont jugé « réinsérable » - comme on dit avec un mot qui n’existe pas. Alors, certains font remarquer que la psychiatrie n’est pas une science exacte et qu’effectivement, elle peut se tromper. Mais se tromper sur quoi ? On voudrait que les psychiatres soient des experts de l’avenir, que leur science consiste à prévoir, et même prédire les actes futurs d’un individu.

C’est exactement ce qui passe dans le film de Spielberg Minority Report : la police dispose de trois experts-médiums qui peuvent « voir » les crimes avant qu’ils ne soient commis. Ce sont les « précogs » (sans doute du latin cogito, « je pense », et ici : je vois par la pensée ce qui va se passer avant que ça ne se passe). Du coup, la police arrête les criminels avant qu’ils ne commettent leurs crimes. Ce qui est assez étonnant, c’est que cette histoire de science fiction est censée faire peur. A première vue, un monde dans lequel on pourrait savoir à l’avance qu’un crime sera commis, n’est ni possible, ni souhaitable. Ce n’est pas possible, parce que le futur n’est pas écrit, et qu’on suppose que les individus agissent librement. Ce n’est pas souhaitable, surtout, pour deux raisons : d’abord, ça veut dire qu’on pourrait arrêter et condamner les gens alors même qu’ils n’auraient encore rien fait. Et donc, ils seraient innocents. Ensuite, parce qu’on considèrerait, de fait, qu’ils ne sont pas libres de leurs actes, et ne peuvent rien changer à leur avenir. Quand on regarde le film, c’est très dérangeant. D’ailleurs, on est un peu soulagé en découvrant que les précogs peuvent se tromper (notamment à propos du héros, Tom Cruise). On apprend qu’il existe justement des « minority reports » ou « rapports minoritaires », c’est-à-dire quelques prédictions des « précogs » qui se sont révélées fausses. On est soulagé, parce que ça veut dire que l’avenir n’est pas écrit, et qu’il subsiste toujours une part d’imprévisibilité, et donc, de liberté, dans la vie de chacun.

Or, il est étonnant que ce qui fait peur et soulage dans ce film soit exactement l’inverse de ce qu’on voudrait quand on parle du meurtre d’Agnès. On voudrait justement que les experts-psychiatres puissent prédire l’avenir, et on a peur qu’ils se trompent. Sans se rendre compte de ce que tout ça implique : qui voudrait vivre dans un monde où on peut être arrêté et enfermé , non pas pour des actes qu’on a commis, mais pour des actes qu’on pourrait commettre dans l’avenir, alors que chacun revendique sans doute le droit d’être reconnu comme un individu libre de ses actes ? C’est pourtant ça qu’on appelle la « dangerosité » : la possibilité ou la probabilité qu’a un individu de commettre un crime.

Il faut sans doute penser à toutes ces conséquences quand on réclame des mesures supplémentaires pour prévenir l’avenir. Ce qui est dangereux, au fond, c’est de vouloir faire des lois en réagissant un peu trop vite à des faits divers tragiques, dramatiques, mais rares. Bref, dans quel monde voudrait-on vivre ? Il n’est pas certain que ce soit le monde de Minority Report.